mardi 19 novembre 2019

Chaque rôle est unique.




 (par Hélène BRUNSCHWIG, psychologue et psychanalyste)

Quelles qualités à votre avis, les grands-parents doivent-ils spécialement apporter aujourd'hui ?
Les grands-parents sont une réserve d'affection, simple d'accès, sans condition. On n'est ni pressé ni stressé avec eux. On n'a pas besoin de réussir ; on prend le temps et on apprend des choses GRATUITES : le théâtre, les confitures, la cuisine, le tricot… Ce qu'on peut moins faire avec les parents car il y a les devoirs scolaires et les conflits d'autorité.
Les rivalités sont moins fortes, les responsabilités moins grandes ; les grands-parents peuvent se permettre l'indulgence et même la complicité. Certains font contre - poids à l'inquiétude des parents. Ceux-ci sont tellement exigeants avec leurs enfants qu'il est bénéfique que des grands-parents rassurent, temporisent, adoucissent…
Ils réussissent d'ailleurs parfois mieux avec leurs petits-enfants qu'avec leurs propres enfants !

Un grand-père et une grand-mère ont-ils des rôles identiques ?
Non, le grand-père n'est pas la grand-mère. Les grands-pères sont merveilleux pour initier leurs petits-enfants à leur hobby, la lecture, le jardinage, le bricolage, la musique, la visite des musées, les jeux de cartes…, etc., pour leur redonner du goût à l'école ou les sortir d'un CONFLIT.
Mon père a réussi à faire manger de la viande à l'un de mes enfants qui ne supportait que les bouillies, en l'entraînant à la "chasse aux buffles", à la campagne. Les chasseurs revenaient fourbus et dévoraient leur quartier de buffle (beefsteak rebaptisé)…
La grand-mère aura un rôle différent et tout aussi utile pour décharger la mère ou le père dans des moments de tension et de fatigue, pour prendre le relais : elle est comme la deuxième chance, la roue de secours indispensable. 

Beaucoup d'enfants sont élevés aujourd'hui principalement par leurs grands-parents. Quelles conséquences cela peut-il avoir sur leur construction psychologique ?
J'ai connu plusieurs enfants, dans ma clientèle, élevés par les grands-parents. Pour des raisons économiques la plupart du temps : la mère est seule et doit travailler. Parfois, c'est un handicap physique de l'un des deux parents.
L'aide est alors indispensable. Mais il arrive qu'elle soit rendue difficile à cause des conflits qu'elle peut engendrer.
Parfois aussi, c'est sur une certaine défaillance des parents, grossie par les grands-parents, que vient se greffer une volonté de possession des petits-enfants par les grands-parents, qui évincent complètement les parents. La grand-mère dit :"Ma fille est incapable d'élever sa fille", mais lorsqu'on écoute la fille, on entend :"Ma mère m'empêche d'élever ma fille".
Les conflits sont tellement emmêlés qu'on a du mal à s'y retrouver. Les rivalités jouent à plein. L'enfant est ballotté entre parents et grands-parents, déchiré par ses loyautés envers les uns et les autres, culpabilisé en permanence.
Heureusement, ce n'est pas la majorité des cas !

Est-ce qu'un grand-père peut remplacer un père, ou une grand-mère une maman ?
Tout dépend de la situation : si la maman est encore en vie, si elle revient le soir, si l'enfant est en pension complète chez sa grand-mère…
Je reçois beaucoup d'enfants orphelins. Il est évident qu'un grand-père ne remplace pas un père, mais qu'il est extrêmement précieux pour offrir une image masculine stable dans une famille sans père, ou avec un père trop absent.
Les problèmes surgissent lorsque les grands-parents sont les substituts des parents vivants.
Je connais une grand-mère à qui sa fille avait confié sa petite-fille : c'était plus pratique que la crèche, cela lui permettait d'aller travailler l'esprit tranquille… Un jour, cette jeune femme a dû déménager avec son mari : la petite fille a été arrachée à sa grand-mère. Horrible ! La petite fille a vécu cette déchirure comme la mort d'une mère.
Une grand-mère, sa fille et son bébé viennent me voir. La jeune femme me dit, alors que son enfant braille dans ses bras :"Elle se réveille exprès la nuit pour m'embêter !". La petite a quatre mois !
Nous parlons. Cette jeune femme me confie qu'elle se croit nulle, incapable de s'occuper de sa fille ; la grand-mère qui pense bien faire a donc pris sa place. Toute sa place. Du coup, la mère se sent encore plus nulle, et l'enfant braille encore plus fort !
Cette imbrication s'est dénouée en une seule séance d'une heure et demi : j'ai valorisé la grand-mère comme grand-mère, et non comme substitut maternel, et la mère comme mère. Tout d'un coup, la fille a demandé :"Maman, comment faisais-tu, toi ?". La grand-mère, qui avait eu huit enfants, a répondu :"J'ai essayé comme cela, mais ça n'a pas été facile…"
Bref, elle est redevenue une donneuse de conseils et non plus "celle qui fait à la place".
Au bout de trois quarts d'heure, le bébé ne pleurait plus, il reposait, paisiblement, avec une grand-mère qui était une grand-mère et une mère qui était une mère. C'est ma psychothérapie brève la plus réussie !

"Les grands-parents stabilisent leurs petits-enfants", dites-vous. Observez-vous leur importance comme transmetteurs ?
Bien sûr. En faisant la soudure entre le passé et le présent, ils ouvrent les portes de l'avenir.
Un élément me paraît d'ailleurs important : les grands-parents sont la mémoire de ce qu'étaient les parents quand ils étaient jeunes. Beaucoup de petits-enfants sont ravis de demander à leurs grands-parents :"Dis, comment il était, Papa, quand il était petit ?" ; "Est-ce qu'il faisait des bêtises comme nous ?" ; "Est-ce que Maman travaillait bien à l'école?" ; etc.
Ils sont les garants du passé, une courroie privilégiée de transmission, un facteur d'identification très important, notamment quant à l'origination des enfants, tant au niveau inconscient que conscient.
Un jour, un enfant vient me voir, pour des difficultés scolaires très importantes, assorties d'un mal de vivre à la maison, frisant la dépression. Devant son mutisme, ne sachant pas trop quelle question poser et après avoir compris qu'il rentrait de vacances, je lui ai demandé s'il a passé des vacances chez ses grands-parents :"Oui", répond-il -"Et comment les appelles-tu ?" -"Je ne sais pas" -"Où habitent-ils ?" -"Je ne sais pas".
Le flou des réponses m'intrigue tellement que j'interroge sa mère. Elle m'apprend qu'il a perdu sa grand-mère paternelle ; que son grand-père paternel est brouillé avec son père et qu'il va le voir en cachette tout en n'étant pas sûr que c'est son grand-père ; qu'il lui reste sa grand-mère maternelle dont il ignore qu'elle est la mère adoptive de sa mère ; et que le grand-père maternel est inconnu.
Bref, la situation est difficilement compréhensible, et c'est le flou total dans sa tête !
Je propose à la maman de faire ensemble un arbre généalogique de la famille, paternelle et maternelle, devant lui. Elle accepte. Cela a été une expérience inoubliable : nous avons re - situé tout le monde, le chaos s'est organisé.
On a parlé de la brouille du père et du grand-père, non dite jusque là ; on a même parlé d'un arrière-grand-père de 102 ans, que tout d'un coup toute la famille a décidé d'aller voir… Et le père a accepté de parler de ses difficultés.
Au bout d'un mois, j'ai vu l'enfant se réveiller, ses yeux étinceler à nouveau, son intérêt pour l'école refleurir. Et quelques semaines plus tard, il m'annonçait fièrement :"Je serai historien !".
L'histoire de la vie commence dans la famille par la connaissance de notre origine. On ne peut accomplir sa vie que dans une trajectoire historique personnelle, sinon, tout est répétition mortifère. Et les grands-parents ont un rôle primordial dans cette construction.